Tout le monde connaît ce fameux tableau du Radeau de la Méduse peint par Jean-Louis André Théodore Géricault. On y voit des hommes en détresse, aspirant à un sauvetage sur une mer déchaînée. Seuls les humains vivants n’y ont pas leur place : plusieurs naufragés décédés y figurent également, comme une présence lourde, muette, impossible à ignorer.
Ces naufragés espèrent un
sauvetage. Ils espèrent que d’autres viendront les arracher à une mort presque
certaine. Lorsqu’on observe l’environnement de ce radeau perdu en pleine mer,
avec des vagues menaçantes qui l’enserrent, une question s’impose : peuvent-ils
seulement s’en sortir ? Auront-ils l’opportunité de voir un lendemain ?
Ce sont des questions légitimes, mais ce sont aussi des questions qui nous
projettent immédiatement dans notre propre humanité.
Notre monde ne ressemble-t-il pas
à ce portrait de la détresse ? Ne sommes-nous pas, nous-mêmes, en
perdition ? Si nous prenons le temps d’observer ce qui nous entoure, le
tableau n’est pas réjouissant. Les guerres et les conflits armés se
multiplient, les crises mondiales ou planétaires se succèdent sans
discontinuer, la montée des extrémismes politiques de tous poils se confirme un
peu partout.
Quel monde sommes-nous en train
de construire ? Qui pourra bien reprendre la barre de ce bateau qui semble
aujourd’hui sans pilote ? Personne ne peut prétendre répondre pleinement à
ces questions. Pourtant, il est bon de se questionner. Notre monde ne serait-il
pas, au moins en partie, le reflet de notre propre humanité, de nos choix, de
nos renoncements, de nos peurs, de nos impatiences ? Mais il serait trop
simple d’en faire un miroir parfait, comme si la société n’était que l’addition
de nos fonctionnements individuels : la société est aussi un mécanisme,
une architecture, une organisation qui amplifie ou contient ce que nous sommes.
Au fond, ne sommes-nous pas un
peu comme ces naufragés du Radeau de la Méduse ? À la fois en
perdition et, tout en même temps, dans l’espoir — peut-être vain — qu’un
sauvetage nous apparaisse. Il ne serait pas totalement déraisonnable de
considérer que notre perdition personnelle puisse contribuer à la perdition de
notre société. Thomas Hobbes exprimait dans son Léviathan que la société était
une personne artificielle : ce n’est pas seulement une foule brute agglomérée,
mais une foule organisée, conduite par un pacte commun, avec un mécanisme
collectif qui produit une réalité nouvelle. Autrement dit, ce que nous devenons
ensemble dépend autant de nos fragilités personnelles que des dispositifs qui
les transforment, les canalisent ou les enflamment.
Alors la « machine »
sociétale serait-elle brisée ? Se questionner sur cette réalité est sain :
nous sommes toutes et tous responsables d’un petit morceau de cette machine.
Son fonctionnement nous appartient partiellement. Quelle confiance avons-nous
aujourd’hui dans nos gouvernements ? Sont-ils réellement le fruit de la
pensée collective ? Leurs actions tendent-elles à produire une paix
civile, de la sécurité, de la prévisibilité ? Ou produisent-elles, au
contraire, davantage de confusion, de tension, de ressentiment ?
Cela ouvre de grands champs de
questionnement, mais des champs nécessaires dès lors que nous sommes conscients
de cette réalité qui nous environne. Quelle réponse sommes-nous en capacité de
lui donner ? Acceptons-nous silencieusement les conflits qui se
développent dans notre monde ? N’y a-t-il alors aucune issue possible ?
Où est donc passé l’espoir ?
L’espoir est un sentiment
puissant, terriblement puissant, au point qu’il peut être destructeur s’il
n’obtient jamais de réponse. L’espoir déçu est peut-être notre pire ennemi, le
moteur de notre peur, de notre dépression, de notre naufrage personnel. Lorsqu’on
regarde le tableau de Théodore Géricault, on se demande si ces hommes verront
leur sauvetage arriver. Ceux qui sont à l’arrière du radeau semblent en proie à
la résignation d’une mort certaine, tandis que ceux qui sont à l’avant semblent
vouloir croire à un avenir qui puisse être autre, croire qu’ils pourront
échapper à un sort qui paraît logique.
C’est en regardant très loin,
dans l’immensité marine, qu’on le remarque : un point, une présence infime,
presque perdue dans la brume. En prenant le temps de l’observation, on croit
distinguer un navire au loin. Ce n’est pas un salut assuré, ce n’est pas une
promesse. C’est une possibilité. Est-il réel ? Va-t-il voir, ou passer
sans voir ? L’espoir sera-t-il vain ou sera-t-il comblé ? En
regardant cette toile, nul ne peut le savoir, mais notre attachement aux
naufragés nous laisse espérer un avenir moins sombre que leur situation
actuelle, à l’instar de l’horizon qui semble s’éclaircir sous un ciel encore
lourd.
Et pour nous, alors ?
L’espoir est-il encore justifié ? Pouvons-nous, comme ces naufragés,
croire qu’une issue nous attend, que notre monde n’est pas simplement condamné
à se détruire par lui-même, en réponse aux actions qui sont les nôtres et aux
mécanismes que nous laissons s’installer ? L’espoir est une force
particulièrement puissante. Il importe de la manier avec précaution. Il
convient de ne pas se laisser prendre dans ses filets sans garder à l’esprit
qu’il peut rester vain, qu’aucune réponse peut être apportée, et que notre
attente peut être déçue — non seulement par notre société, mais bien par les
humains qui nous environnent : par nos connaissances, par nos plus proches
amis, par notre famille.
Alors faut-il céder au défaitisme
et renoncer à l’espoir d’un ciel renaissant qui ne soit pas ombreux ? Non.
Il faut céder au réalisme : se rappeler que notre humanité contient aussi
notre espérance, mais que cette espérance ne vit pas seule, dans l’abstrait.
Elle se nourrit de ce que nous faisons, de ce que nous refusons, de ce que nous
construisons, de ce que nous protégeons. Et se rappeler, enfin, que pour toutes
et tous une réponse existera, en temps et en heure.
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